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Le bruit du rideau de fer me fit jaillir hors du lit. Je savais que c'était en face, dans la rue. Le son de la devanture de l'épicerie emplissait l'air de ses grincements. Malgré mon faible poids, le parquet gémit lorsque je m'approchai de la fenêtre. Je ne pus retenir un petit rire aigu : à onze ans, on est excité, heureux du moindre événement peu ordinaire.

Ma soeur, dans le lit, protesta :
- Pietro, qu'est-ce que tu fais ? Tu me réveilles !
Il faisait déjà assez jour pour voir distinctement. Depuis que je savais lire, je connaissais par coeur l'enseigne de la boutique, juste en face. Moretti : frutti, pesce, panini e gelati. Je n'avais jamais compris pourquoi ce type-là était épicier : athlétique, fin, racé, il parlait notre langue aussi bien que nous et semblait tout savoir. Il prétendait venir d'Amérique. En tout cas, Moretti vendait presque tout ce qui se mange, et quelques articles de droguerie et de pêche.

Quelqu'un s'enfuyait de sa boutique. Je le reconnus aussitôt. Il tenait à la main un poulet, ou une bestiole du même genre, un volatile prêt à rôtir. Pour autant que je puisse le voir, c'était un canard aux pattes noires, déplumé, maigre. Mais le voleur, efflanqué, lui aussi, et mal rasé, s'en moquait, et n'allait pas se formaliser pour si peu !

L'épicier, réveillé en sursaut, surgit sur le trottoir, visiblement décidé à rattraper côute que coûte le mécréant. Quitte à perturber toute la rue. Le canard et son acolyte humain bondirent sur un vélo d'enfant, abandonné là depuis la veille. Le voleur restait sourd aux reproches du commerçant, qui voyait en ce geste la preuve d'une dégénérescence morale regrettable :
- Espèce de sale enculé, si je t'attrape, je vais te faire la peau !

Un peu plus loin, une jeune femme presque obèse, sur le pas de sa porte, observait la scène sans bouger, en fumant une cigarette d'un air appliqué. Je la connaissais, Ludmilla, c'était la fille du gondolier d'en face. Elle transpirait abondamment, faute de ne pouvoir se ventiler, malgré l'usage forcené d'un petit éventail noir, qui paraissait ridicule dans ses mains potelées.

Elle devait s'être enfilé trois verres de Chianti coup sur coup, dès la première heure, pour transpirer autant. " Chez eux, tout le monde picole ! " pensais-je en souriant.
- Hé, la grosse, t'aurais pas pu remuer tes fesses, et l'empêcher de piquer le vélo du môme, au moins, non ? cria Moretti pour libérer sa colère.

Habituée aux lazzi, elle se contenta de s'esclaffer :
- Ton volatile court trop vite, l'Americano ! Moi, j'aimerais mieux me taper un grand noir, si tu vois ce que je veux dire !
Mais le grand noir n'entendit pas.
- Salaud de fripouille ! Je vais te faire ta fête ! criait-il, s'essoufflant derrière le vélo.

Quelques mètres après, le vieux bouledogue, courant en se dandinant, jappant d'une voix caverneuse, faisait pâle figure. Il entra en collision avec une trotinette en bois, pilotée hardiment par Antonio. Lui, c'est mon copain, le fils du facteur. Il portait la casquette de son père, visière sur la nuque, pour aller plus vite. Il jaillit en trombe de la ruelle Di Stefano et faillit se planter en voulant éviter le chien, qui hurla. Antonio, jouant comme d'habitude les hypocrites, s'étonna :
- Oh, Il Papa !, vieux toutou, je ne t'ai pas fait mal, au moins ?

Le clebs s'égosillait, rageur. Il devinait que la rencontre avec ce garnement n'était peut-être pas fortuite, et que ce gibier fuyant dans la ville n'était pas de bon augure. Malgré ses grandes pattes musclées, Moretti avait dû cesser sa course, le voleur s'étant évanoui comme par enchantement devant la fontaine San Stephano. On ne lutte pas contre les fantômes.
- Saleté de bestiole ! toussait-il en crachant ses poumons sur son chien qui, lui aussi, revenait bredouille, la queue entre les jambes. T'aurais pas pu aboyer, non ? Tu parles d'un chien de garde ! Je vais t'en donner, des os à ronger, moi !

Éspérant on ne sait quoi, Ludmila venait à la rencontre du commerçant, une bouteille dans une main, deux verres dans l'autre :
- Tiens, l'amerloque, bois donc un coup avec moi, pour te remettre de tes émotions !

Il n'y avait plus rien à voir dans la rue : je retournai me coucher. Un quart d'heure plus tard, mon père entra dans la chambre, levant fièrement son butin à hauteur du visage :
- T'as vu, Pietro ? Et toi, Carla, mia bella, tu as vu ? On va faire un beau festin, ce midi ! J'ai pris aussi quelques oranges...
Il était aux anges, riait comme un bienheureux, tout en extrayant quelques fruits de ses poches décousues. Je l'embrassai, sa barbe piquait mes joues tendres.
- Fais gaffe, papa, même d'en face, je t'avais reconnu... Tu vas plus pouvoir mettre les pieds chez l'épicier avant pas mal de temps ! Et mon vélo, tu l'as mis où ?

Depuis quelque temps, nous ne mangions plus aussi bien qu'avant. Mais chaque matin, le soleil vénitien nappait les murs d'une brume diaphane, effilochée peu à peu le long des canaux.

Comme par consentement mutuel, les habitants sortaient des porches, envahissaient les trottoirs, les places, le marché. Le Canaletto s'animait, seules les sombres et nobles demeures restaient froides et vides. Dehors, les chants et les cris des gondoliers s'enflaient dans l'air moite, résonnant sous les ponts, le long des hauts murs des palais.

Je sentais monter en moi une chaude vague de tendresse envers tous ces gens, dont la vie peu glorieuse me passionnait, avant même que je ne puisse la partager...

 

FIN

 

frutti, pesce, panini e gelati
fruits, poissons, petits pains et glaces

acolyte
adjoint, aide, ami, associé.
Le mot est maintenant souvent employé sur le mode ironique, pour se moquer. Le synonyme exact, dans ce cas, est complice

Chianti [Kjanti]
vin rouge, un peu piquant, produit en Toscane dans la région de Sienne

Lazzi
(mot invariable) plaisanteries moqueuses.
Ce mot italien est plus vif, plus expressif que l'équivalent français quolibet, peu employé de nos jours.

 

 

 

 

Le canard à l'orange est un grand classique de la cuisine bourgeoise française, digne de figurer comme un des mets emblématiques de la gastronomie. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Canard_%C3%A0_l'orange)

 

Le Canard colvert ou Canard mallard au Canada, est une espèce d'oiseaux, certainement le plus connu et reconnaissable de tous les canards, du fait de l'existence de races de canards domestiques issues de cette espèce. Le mâle des populations sauvages est aisément reconnaissable, pendant la période nuptiale, par sa tête d'un vert brillant (d'où son nom). Le reste du plumage est gris-brun à blanc, avec un miroir alaire bleu-violet, le bec est jaune. (https://fr.wikipedia.org/)

 

 

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Montseveroux, 1990
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