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La conférence

par jacques saussard

nouvelle

Pour tenir sa conférence, le Professeur Lebon avait dédaigné sa chaise. Il se tenait debout, juste à côté d'une petite table sur laquelle étaient empilés plusieurs livres, dont un gros dictionnaire ouvert.

Il gesticulait tout en posant des questions sans réponse, d'une voix suraigüe : « Une antanaclase , aussi belle soit-elle, citons, par exemple Les jours de grand vent, la terre tourne comme une girouette ! ne peut nous faire oublier l'interrogation poignante qui mine l'observateur attentif : la guerre en Bosnie est-elle télécommandée par la C.I.A. ? Et quels sont les liens qui relient l'imposture capitaliste à la pauvreté des pays du Tiers-monde ? »

Quoique situé dans une sinistre banlieue Lyonnaise, le Grand Hôtel de la Poste s'enivrait de salons ampoulés, de papiers peints façon grand veneur et de meubles faussement cossus. De près, on distinguait des traces noirâtres au dessus des radiateurs, des peintures jaunies, des tapis élimés, des sièges déplumés.

Dans ce décor fin de siècle, l'orateur paraissait encore plus désuet, et son discours plus incompréhensible. Le type, avec ses accents convaincus, croyait sans doute fermement que ses conférences pouvaient aider l'humanité. Ou peut-être imaginait-il que sa vision du monde politique allait peu à peu s'imposer en Europe ? Espérait-il devenir un homme illustre, un exemple de probité morale et de clarté intellectuelle ?

La soirée s'annonçait plus gaie que prévue. En tant que correspondant du « Républicain Lyonnais », j'étais obligé de relater les événements locaux, et d'habitude, j'en étais plutôt chagrin, las d'enjoliver les prétendus exploits générés par la bêtise humaine.

Mais là, ce serait un réel plaisir. La prestation de ce type complètement fondu me donnerait l'occasion d'un article plus bidon que jamais, où j'allais pouvoir une fois de plus jouer les virtuoses des phrases à double sens. Ce serait également l'occasion de prendre une photo, et je n'allais pas rater ça : la salle était presque vide ! J'imaginais déjà le titre savamment illustré : « Au Grand Hôtel, conférence très écoutée du professeur Lebon ».

Cela faisait à peine quelques minutes qu'il avait commencé, et déjà, une grosse commère ronflait au troisième rang, bavant copieusement sur sa poitrine à plis multiples. Sa robe chamarrée n'y perdrait rien. Je me levai sans bruit, car je craignais que la femme en question ne se réveille, et le cliché perdrait de son intérêt. Le flash la fit à peine bouger. Elle souleva une paupière morne, reprit son souffle en ouvrant la bouche, et termina par un bruit de succion, tel un chameau qui blatère.

Par contre, le Professeur Lebon s'émut de ces remugles, et s'empêtra aussitôt dans ses feuillets, qu'une tourne malencontreuse avait déclassés. Il avait cru opportun de continuer sans support écrit, mais commençait à le regretter. L'idée le traversa que la photo de son public, déjà fort clairsemé, serait entachée par la présence de cette grosse dame. Il bafouilla derechef, imaginant sans peine l'effet produit par la vision de cette mémère assoupie à côté de « son » article. Sa causerie avait pour thème « Le jeûne des nantis, seul remède efficace pour combattre la malnutrition du Tiers-monde ? »

Il redoutait que le point d'interrogation final ne perde à présent tout son sens, et succomba à la tentation d'une « herméneutique improvisée ». Il nommait ainsi ses propres digressions malhabiles, censées expliquer tel ou tel point de sa grotesque logorrhée.

Sa jacasserie sans queue ni tête, truffée de dégoisages sédatifs à propos des mœurs américaines, commençait à échauffer les oreilles d'un quidam à manteau gris, assis au dernier rang, au bord de l'allée centrale.

Il avait l'air d'un paroissien illuminé, le genre rat de bibliothèque au regard de braise, et ne cessait de croiser et décroiser les jambes, de se balancer d'avant en arrière en serrant fort le dossier de la chaise du rang précédent. Il arborait sur son vêtement de laine rêche une énorme croix de bois retenue par un lacet de cuir, et l'on imaginait sans peine qu'il déployait des efforts considérables pour ne pas prendre la parole.

Brisant le bel alignement des sièges en plastique moulé, dont la couleur orangée jurait délicieusement avec le vieux rose des épais tapis, un petit fauteuil recouvert de velours violine attirait le regard. D'autant que, encastré sur ce siège de style indéfini, un bonhomme gigantesque lisait « L'équipe » en se marrant à intervalles réguliers, mais silencieusement. C'était le propriétaire des lieux, et nul n'aurait pu deviner s'il riait aux propos de l'orateur ou en découvrant les piteux résultats de ses sportifs préférés. Il secouait sa carcasse (deux mètres d'ossature, cent vingt kilos de rillettes et de boudin) tout en frappant sèchement la page d'un revers de main.

Devant lui, deux sœurs jumelles déguisées en institutrices à la retraite se retournaient de concert pour le fustiger du regard, bouches pincées, mentons levés.

Mais le supporter des Cyclistes du Tour n'en avait cure, et continuait à taper son quotidien sans vergogne, assez souvent pour indisposer tout le monde, mais pas assez fort pour qu'on le prie de cesser sur le champ.

Pour couronner le tout, trois pimbêches d'une vingtaine d'année entrèrent en pouffant, se poussant du coude en débitant des allusions grivoises à voix basse. Du moins devinai-je rapidement que leurs propos n'étaient pas des plus sérieux, aux œillades appuyées que la plus délurée me lança dès qu'elle me vit.

Elles étaient vêtues de couches successives de pulls et de gilets de longueurs différentes, le noir s'alliant aux jaunes et aux rouges vifs. écharpes pendouillantes, rangs de colliers à la mode indienne, chemisiers froufroutant aux poignets, boucles d'oreille brinquebalantes, coiffures tire-bouchonnées, accroche-cœurs laqués, rien ne manquait à la panoplie de la parfaite dragueuse en cavale.

L'une d'elle se dévêtait avec ostentation, juchée sur des chaussures à semelles épaisses, vernies comme un bois de luge. Elle voulait à tout prix attirer l'attention sur sa poitrine en demi ballons de rugby, et réussissait sans peine, ce qui engendrait, chez ses copines, une avalanche de rires étouffés. Les nénettes se pinçaient le nez en rougissant, en se pliant en deux pour mieux pouffer derrière les dossiers.

L'orateur se trompa, se confondant en excuses multiples, reprit en arrière, toussa pour recouvrer son sang-froid, sans se rendre compte qu'il recommençait presque au début. Son regard s'attardait sur le groupe de mijaurées, puis se posait sur moi d'un air interrogateur, et finissait par se raccrocher aux professeurs jumelles d'un air tout à fait navré.

Pour se donner une contenance, il avait entrepris de tapoter son tas de feuilles volantes afin de l'empiler sans qu'aucune ne dépasse d'un millimètre, mais cela durait plus que nécessaire. Il était trop perturbé pour s'en apercevoir.

Le grand type nerveux à robe de bure et croix de buis (si-tu-mens-tu-vas-en-enfer !) dévorait du regard les minettes à deux rangs de lui, en prise à un nouveau conflit intérieur. Il avait envie d'interrompre le blaireau stupide et incroyant qui bavassait sur « l'opportunité d'un plébiscite mondial à la question du jeûne laïque », mais « Jésus en son corps » lui disait de n'en rien faire. Plus impérieux désir encore, celui de gifler ces sales gamines, viles créatures envoyées par le diable pour enflammer sa pauvre chair. Mais il était trop faible pour rester sourd à l'appel des désirs inavouables, trop coincé pour le reconnaître et trop paumé pour manifester ses convictions sereinement.

Il savait, dans le fond de son cœur, qu'il était « sincère dans sa foi », et que « Christ était en lui » pour l'aider et le soutenir dans les épreuves comme dans les joies. Malheureusement, il était conscient que les joies se faisaient rares pour lui, plus que jamais en ces périodes de chaos spirituel et de dégénérescence morale.

L'hôtelier, quant à lui, jeta un œil furtif aux jeunes filles, esquissa un petit rire, presque par réflexe, et pria le professeur de continuer, redoutant un brusque arrêt de la causerie. Il pensait qu'elle était passionnante, puisqu'il n'y comprenait goutte. Il était convaincu que le secret d'une bonne santé provenait de l'alliance parfaite entre les efforts intellectuels et sportifs, et qu'il en était le vivant et parfait exemple. Il faisait venir des conférenciers, et des poètes. Il invitait des pianistes à jouer sur le vieil Erard désacordé dont les marteaux, bouffés aux mites, frappaient malencontreusement les cordes. Il accueillait les peintres du dimanche à exposer leurs croûtes épaisses le long de couloirs éclairés au néon. Une vie intellectuelle et artistique bien remplie ! Coté sport, ses souvenirs cyclistes servaient d'exutoire, il connaissait par cœur la composition des équipes internationales de foot, et jouait au tiercé. Cela suffisait largement pour en imposer aux clients, qui se gardaient de le contredire quand il disait une annerie : les armoires à glace ont toujours raison !

Sa sexualité était planifiée autant que son emploi du temps hebdomadaire et journalier. Il fermait l'établissement du dimanche au lundi, et se « refroidissait les envies » à l'issue du dîner dominical, grâce aux nombreux contacts qu'il entretenait avec quelques prostituées. Parfois, il traînait dans une boîte à la mode dans l'espoir de « lever une fille gentille », mais c'était un passe-temps trop aléatoire à ses goûts.

- Je conteste et m'inscris en faux contre cette ridicule assertion !

Le type à la croix venait de perdre les pédales et postillonnait à qui mieux mieux, se gargarisant de mots agressifs et de tournures préfabriquées.

Debout, le geste vengeur, doigt levé ou poing serré, il apostrophait sévèrement l'orateur, qui n'en était pas à sa première algarade. On peut dire que Lebon l'espérait à chaque fois, cette altercation. Elle le calmait pour le reste de la soirée.

Lebon s'était peu à peu persuadé que l'assistance, en le contredisant, apportait la preuve irréfutable que ses idées choquaient par leur audace et leur justesse. Selon son habitude, il laissa s'exprimer son détracteur sans l'interrompre, puis l'intima plusieurs fois d'en faire de même, s'acharnant à structurer le débat, convaincu qu'il allait une fois de plus manœuvrer comme il le souhaitait.

Il m'apparut certain qu'il était plus habile improvisateur que conférencier. Il connaissait par cœur une foule de chiffres et de statistiques sur l'économie mondiale, et son sens de la rhétorique, masquant l'incohérence de ses propos, en faisait un causeur en apparence convaincant.

Lebon était méthodique et ordonné, alors que le « soldat de la foi », comme il se nommait lui-même, querellait sans manœuvre, haineux systématique. Toutes les fois qu'il prenait la parole, les greluches s'exclaffaient ouvertement, et cela le rendait fou furieux, car il se croyait plutôt beau gosse. Il n'admettait pas qu'elles soutiennent un quinquagénaire mou et stupide, plutôt que lui, avec ses vingt-huit ans alertes et passionnés. Il rabâchait ses rengaines religieuses comme on scande des leitmotivs politiques, évoquant le « Royaume de Dieu » comme on se réfère à la « lutte des classes », fustigeant son adversaire sans réfuter nul argument, n'ayant que le mot « pénitence » à la bouche.

La grosse dame s'était enfin réveillée, et avait placé sa chaise au beau milieu de l'allée, transversalement, de façon à ne rien perdre des échanges. Sa grosse tête dodelinait de droite à gauche, comme à un match de tennis. Elle avait l'air atterrée par la discussion, et demeurait bouche bée, sourcils levés, mains croisées sur le ventre.

Le géant s'était placé à califourchon sur une chaise, pour mieux apostropher, tout en éclatant de rire, « l'énergumène qui foutait le bordel dans la soirée ». Il répétait « T'es complètement tapé, mon gars, laisse-donc parler le Professeur, tu vois pas qu'il a de la culture, lui ? »

Tant et si bien que l'autre « Serviteur du Seigneur » excédé plus par les rires que par les remarques, finit par lui lancer un « Culture, mon cul, oui, espèce de gros tas ignare et malodorant ! »

- Allons, Messieurs-Dames, un peu de courtoisie, tout de même, ce n'est qu'un débat d'idée... Soyons fair-play ! lançait périodiquement Lebon, en variant à chaque fois l'ordre des phrases sans en changer un seul mot.

Les demoiselles s'étaient mises de la partie, émaillant leurs propos de rires moqueurs et d'allusions sur l'activité sexuelle du forcené de Dieu. « T'es plus curé que le curé, et teigneux avec ça ! », lança l'une d'elle, en mâchouillant avec ostentation un chewing-gum dont elle tirait de grosses bulles qui lui pétaient sur le nez...

Le débat tournait autour de l'existence et de la non-existence de Dieu, du Bouddha, de l'armée américaine, des chiliens affamés et il pleuvait des statistiques émanant de l'O.N.U., de l'O.M.S. et d'autres organismes respectables. Nul participant avisé ne se serait permis de critiquer ces chiffres si l'hôtelier n'avait ouvert le feu, croyant bien faire en citant le nombre de « Mac-Do » qui s'étaient ouverts sur le territoire français en l'espace de quelques années, chiffre qui était jugé par tous comme excessif, sauf par les langoustines bariolées, évidemment.

Je prenais un pied fantastique à l'écoute de ces conneries enfilées sur fil de pêche à la sagesse, et griffonnais à la hâte sur mon carnet les plus démentielles des expressions populaires, en fieffé coquin que je suis.

- Eh, toi, le journaleux ! Qu'est-ce que t'en penses, hein, de tout ça ? lança l'hôtelier pour éviter que le débat ne sombre dans la mélancolie, espérant que je saurais « re-culturiser le dialogue », comme il disait.

- Les journalistes, c'est tous des pourris !

Le « Soldat du Tout-Puissant » n'était pas d'accord pour me donner la parole, et comme je n'étais pas chaud pour la prendre, j'en fus fort aise. Les trois greluches et les deux jumelles prirent ma défense, la grosse recommençait à pioncer, et Lebon tapotait ses feuillets en assénant des « Allons, Messieurs-Dames, soyons fair-play, tout de même...» que personne n'écoutait.

Et c'est alors qu'on entendit un grand bruit, dans la rue, un crash d'automobile suivi d'une portière qui claque et d'un beuglement de camionneur :

- Ah, merde alors ! Bordel de Dieu d'un petit bonhomme en sucre ! C'est bien ma chance alors ! Ah, saloperie de bagnolle de Niktamer !

Nous nous précipitons tous dehors, y compris la grosse dame, qui sort en boitant plus ou moins, d'une démarche lourde et paysanne. Dehors, juste devant la réception, une camionnette s'est fichée dans un platane, l'aile droite en bouillie, meurtrissant l'écorce. Mais le véhicule ne semble pas si mal en point que cela. Le chauffeur, un type d'une quarantaine d'année, genre sympa et bien dans sa peau, se calme bientôt, et demande de l'aide.

Tout le monde s'y met. Les filles arrêtent de ricaner, le conférencier ne ménage pas sa peine, et « la croix de buis » pousse à ses côtés. On remet l'engin sur le goudron, bien rangé. Les dames patronnesses remontent le moral du chauffeur, tandis que la grosse lui passe un mouchoir sur le front, car le type saigne légèrement. Je comprends alors que c'est une brave femme, elle dit qu'elle est la concierge de l'immeuble d'à côté.

Le chauffeur propose la tournée générale, c'est pas de refus, et tout ce petit monde se retrouve sagement aligné côte à côte devant le zinc, devisant joyeusement.

Et c'est à qui racontera l'accident de son beau-père et celui de mon petit-neveu qu'a glissé sur le verglas, et personne ne parle plus de la conférence, et surtout pas le conférencier, qui a l'habitude : depuis la première fois qu'il fait ça, il n'a jamais pu aller jusqu'à la fin de son exposé, cela finit toujours par dégénérer. Il répète deux fois en hochant la tête d'un air convaincu : « On est bien peu de chose, tout de même ! » et chacun acquiesce à sa façon.

Et moi, je profite de l'occasion pour me faire un p'tit flash pour ma collec' perso. Tous ces culs alignés devant un bar, ça fait une belle photo de famille. Ils ont l'air tellement heureux, ensemble, que cela me laisse rêveur...

Conférence au Grand Hôtel

Le Professeur Lebon très écouté.

Mardi dernier, c'est à 20 heures 30 que José Lebon (notre cliché) a entamé sa douzième conférence de l'année, dans les salons assez colorés de l'Hôtel Résidence de la Poste, à l'initiative de Jeannot Luck-Besson, son heureux propriétaire. Une assistance - hélas trop peu nombreuse, mais avertie - est venu écouter, parfois bruyemment, parfois très silencieusement, l'orateur. Celui-ci n'a pas ménagé ses efforts pour expliquer ses points de vue très personnels sur la crise et la faim dans le monde. L'assistance ne s'y est pas trompée, qui a engagé aussitôt le débat, sans ménager les susceptibilités, discutant de tout, ne trouvant aucun thème trop épineux pour assouvir sa soif d'échanges verbaux. Nul doute que la diversité des horizons des participants et participantes, de leurs âges et de leurs références culturelles a favorisé l'éclosion de ces fameux hépithètes aux consonnances populaires qui font l'attrait des discussions sans hypocrisie. La soirée s'est terminée de façon fort sympathique autour d'un verre. Gageons que Le Professeur Lebon en sera fier à plus d'un titre, et que l'hôtelier, qu'on appelle ici Nono-le-géant, saura renouveler cette intéressante expérience, digne de figurer dans les antologies du genre !

 
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