image titre
image titre

 

éléphant blanc

Le corps d'un enfant

par Dominique Saussard

nouvelle

La première claque frappa la joue gauche de Grégory avec le bruit sec d'un ballon qui éclate. Greg émit un petit "han" de stupeur.
"Ça recommence".

La voix haineuse du père menaça : - Je compte jusqu'à trois ... si à trois t'as pas dit ce que t'as fait de ton cartable, t' en as une autre ! Un, deux, trois...
Vlan ! La main s'abattit sur la tempe avec la lourdeur d'une chape de plomb. La tête de Greg dodelina. Il lui sembla entendre un petit bruit de casserole dans le crâne. Cela faisait frais et brûlant à la fois. "Je sais ce qui va arriver, maman va crier pas sur la tête Charles, et lui me battra encore plus fort. "
La mère hurla :
- Pas sur la tête, enfin, Charles !
Le troisième coup atteignit Greg en plein front. Il chancela." Ne pas être là, ne pas exister, n'être jamais né. Je vais imaginer que quelqu'un me fait une piqûre dans la tête, la douleur et la peur s'en iront, je serai ailleurs, je ne serai jamais né. "

Grégory vacille de nouveau. Maintenant il sent sous son corps la fraîcheur du carrelage. Il sent que ses yeux sont fermés et que l'urine brûlante coule le long de ses jambes. Une musique grave et brillante parvient lentement à ses oreilles. Des images d'abondantes chevelures féminines surgissent devant ses yeux. Il est doucement porté par des vagues et jeté sur une plage où il revient à lui, vêtu de blanc de la tête aux pieds. La musique étrange est celle des vagues clapotant contre les parois d'une barque blanche. Des dauphins d'argent jaillissent hors de l'eau et crient au garçon :

- Grégory, ton corps est un temple !

Le rivage est baigné de lumière. C'est une île féconde et florissante, où vivent des milliers d'espèces végétales et animales. Au moment où Grégory se relève, un jeune éléphant blanc, dont la tête est ornée de pierres précieuses, surgit de la forêt, s'agenouille devant l'enfant :
- Monte sur mon dos, petit, je suis la monture des rois, et ton corps est un temple !

Tous deux pénètrent dans une forêt apaisante et silencieuse où les cimes d'arbres séculaires forment une voûte. Au passage du jeune cavalier et de sa monture royale, des animaux par centaines accourent et proclament : Grégory, ton corps est un temple !

Des plantes de toutes sortes, lys, iris, nénuphars, fleurs de lotus, surgissent du sol par enchantement et répètent : Enfant, ton corps est un temple !

Alors, bercé par la démarche cadencée du jeune éléphant, Grégory s'apaise. Sa tête s'affaisse sur sa poitrine. Sa respiration se régularise. Ses paupières deviennent lourdes, lourdes ...

Dans le potager de la cure, Théophile et l'abbé Jean devisent en bons voisins. Quand les cris de colère de Charles Truchot leur parviennent, tous deux se taisent et retiennent leur souffle.
- Nom de Dieu, s'exclame l'abbé, Grégory prend encore une raclée ! Je vais lui dire deux mots, au père Truchot !
- Mais ... mais ... que vas-tu lui dire ?
- Mais je lui dirai, je lui dirai...

L'abbé retrousse ses manches, s'essuie les mains dans un grand mouchoir et part à grandes enjambées en criant d'une voix tonitruante :
- Je lui dirai que le corps d'un enfant est un temple, qu'il est le réceptacle du principe divin, qu'il est à la fois un homme et un monde en devenir, diable ! le corps d'un enfant est sacré et s'il ne comprend pas au moins cela, je lui dirai que le corps d'un enfant est un univers, une terre, un palais et encore...

Mais lorsque l'abbé entre chez les Truchot, le petit Grégory git inanimé sur le carrelage, la mère sanglote dans un coin et le père, hébété, les bras ballants, paralysé, répète sans arrêt :
- Venez vite, m'sieur l'abbé, j'sais pas ce qu'est arrivé, c'était juste une petite torgniole, v'nez vite, vite ...

 

 

tous droits réservés
site web déposé à la SCAM