Mon adversaire n'a plus un poil sur le sommet du crâne. Et le sommet doit avoir une quarantaine d'année. Sous le dôme s'offre un visage ouvert et décidé. Avec cette gueule sympa, sont livrées gratuitement deux rangées de dents habituées au dentifrice. Le tout est plein de joie de vivre et sent bon la réussite sociale. Dans ces conditions, il est extrêmement difficile de ne pas avoir d'emblée de l'admiration pour mon adversaire. Heureusement, j'ai un avantage sur lui : je sors avec sa fille ! (lui pas).
Sa fille aime parler. Elle anime ses histoires de mimiques expressives. Elle aime l'Histoire. L'histoire le lui rend bien. Du coup elle est devenue étudiante en Histoire de l'Art... Nous nous sommes rencontrés. On a bavardé... J'ai aussitôt constaté qu'elle était jolie, et qu'elle avait oublié d'être idiote. Elle a constaté que je jouais aux échecs, et cela a bien faillit nous séparer, car elle a horreur de tout ce qui bouge sur des cases noires. Quant à ce qui bouge sur des cases blanches, je n'en parle pas... C'est comme cela que j'ai appris que son père était le nouveau président de la Fédération Française d'Echecs... En fait, c'est pour se faire une opinion personnelle qu'elle contredit son père. Car à quinze ans, elle savait déjà très bien jouer, sur toutes les cases. Mais un jour où son papa chéri n'a pas voulu l'emmener au cinéma, elle a décrété qu'elle n'aimait plus les échecs. Son père dit qu'elle a une case en moins.
Moi, je l'ai emmenée voir Woody Allen. Et je ne lui parle jamais de ce qui bouge sur des cases noires ou blanches, mais des nouvelles lois raciales aux U.S.A. Elle aime énormément. De ce fait, nous nous aimons énormément.
Je ne l'avais jamais rencontré, son père. Je sais par Sophie qu'il est très combatif. Je crois voir ici la raison de sa calvitie précoce. Elle croit voir dans la combativité de son père la raison de son engagement, à elle, pour le désarmement nucléaire mondial. Elle dit qu'il est féroce en affaires.
Par exemple, il n'est pas question que sa fille tombe amoureuse avant d'avoir fini ses études, donc avant qu'il ne l'ait décidé. Sa vie, à lui, est calculée d'avance. En tous cas, c'est ce qu'elle prétend.
Il tend vivement la main pour saisir une pièce sur l'échiquier. Mais les doigts restent ouverts, le geste se fige au-dessus de la zone de combat. Une ombre passe. Sa main est un rapace qui plane dans les airs, juste avant l'attaque. Mais elle se retire, pour aller frotter le menton d'un air indécis. On dirait que la mâchoire n'a pas voulu se montrer moins lisse que le crâne... Comment est-ce son prénom déjà ? Sophie me l'avait dit, mais je me souviens seulement qu'il est peu courant. Je regarde ma feuille de notation. Louis-Anselme ! Je n'ai vraiment pas eu de bol au tirage au sort : pour mon tout premier championnat par équipe, il a fallu que je tombe à la fois sur le père de ma copine et sur le président de la Fédération. Et sur un Louis-Anselme. Il doit avoir entendu parler de moi, à la maison... Mais quand l'arbitre a désigné nos places, j'étais trop intimidé pour me présenter comme l'ami de sa fille, l'amoureux indésirable.
En attendant, il n'a toujours pas joué.
Je comprends qu'il soit indécis : je l'ai attaqué par surprise. Comme la chance m'a généreusement donné les blancs, je jouais le premier, et pouvais décider du début. "J'ouvre par un gambit roi, et s'il l'accepte, au huitième coup, je sors la Reine". Avec cette ouverture, je lui proposais d'ignorer les sentiers battus. C'était logique, avec son expérience, qu'il accepte !
C'est ce qu'il a fait.
Et j'ai sorti ma dame !
Il
fallait être gonflé. Il n'a pu s'empêcher de faire un geste
d'étonnement de la tête. Il m'a regardé furtivement. Je suis resté de
glace. Mais j'ai bien vu un fin sourire se dessiner sur ses traits
réguliers. Il doit penser qu'un petit jeune comme moi manque
d'expérience. Je ne démentirai pas. Mais je compte bien compenser par
une énergie farouche. Et par de l'audace dès le début.
Il vient de jouer, et je n'en crois pas mes yeux. Mon audace a payé : il joue comme un pied ! Je m'en suis immédiatement rendu compte, car je connais cette ouverture comme ma poche. Il y a cinq ou six réponses possibles, mais une seule est vraiment bonne. Et si l'adversaire n'en profite pas, il ne s'en remettra jamais. Et justement, il est tombé dans le panneau !
Les deux échanges suivants coulent presque de source. Nous les jouons de façon anodine. Et c'est maintenant qu'il vient d'entrevoir la machination. Il comprend qu'il fait fausse route. Je pourrais dire à quoi il pense.
En attendant, "Caillou Lisse" vient de jouer. Dois-je dire mon futur beau-père ? Il appuie sur le bouton de la pendulette. C'est une horloge réglementaire spéciale, à deux cadrans, qui décompte le temps de chaque joueur. On a beau avoir trois heures devant soi, il est préférable de ne pas lambiner au début. Et lui, avec cette histoire, a pris une dizaine de minutes de retard sur moi. Toujours ça de gagné !
Le café que j'ai avalé ce matin gargouille dans l'estomac. Ne serait-ce pas mon petit copain le trac qui vient me dire bonjour ?
Là, il pagaille encore une fois, mon adversaire-président ! Qu'est-ce qu'il fait avec ce pion, me jouerait-il un tour à sa façon ? Je ne vois rien... Je lui jette un oeil. Il a l'air mal à l'aise. Il se tortille sur son siège, et triture son stylo. Il a poussé la pièce d'un coup vif, agressif, net et sans appel. Cela ne m'impressionne pas. C'est une invite à répondre sans réfléchir, mais je ne me laisserai pas prendre.
Et je fais bien : je viens de comprendre ! Quitte à perdre une pièce, il prépare le terrain pour la suite. Je vois bien qu'il cherche la meilleure position. Je ravale mes critiques. Ce type-là joue bien. Et même très bien. Il s'est laissé surprendre, il fait la gueule, mais ne s'avoue pas perdant. Il va se défendre comme un lion. D'ailleurs, cela correspond à ce qu'en dit Sophie, qui adore son papa, surtout quand il résiste. Elle l'accuse d'être têtu comme une mule. Mais elle oublie de dire qu'elle aime ça !
Moi, je n'ai pas besoin de cogiter longtemps : j'ai l'occasion de lui piquer une pièce, et je ne vais pas m'en priver ! Je lui coince son cheval, et le coup suivant, "mise à mort" !
Il répond comme prévu en essayant de le dégager. D'ailleurs, il faudrait être idiot pour ne rien tenter. Et il reste une infime chance pour que tous mes coups précédents n'aient été qu'une suite de hasards... Il se dit que je suis peut-être vraiment nul, et que je ne suis conscient de rien. Après tout, quand on sort la Reine au huitième tour, il faut une bonne dose d'inconscience...
Eh bien voilà ! Tu sais à quoi t'en tenir, maintenant. Je viens de lui coincer aussi le fou, et je vois qu'il a compris. Il se dit que je suis un petit malin : je lui coince deux pièces pour lui en piquer une ! Il doit se faire des reproches, maintenant. Quelle qu'en soit l'issue, il va falloir qu'il rame dur.
Il choisit de perdre le fou. C'est bien ce que je pensais, c'est un coriace. Bon, à présent, on voit plus clair sur le champ de bataille. Mais ce qui m'ennuie, c'est que je vais être obligé de lui préciser QUI JE SUIS, à la fin de la partie...
Je regarde la pendule. Cette affreuse n'en finit pas de remuer. Je ne parviens plus à me concentrer au-delà du troisième coup et ce n'est pas assez. A la table à côté, un de mes coéquipiers vient de coucher son roi : c'est le signe qu'il accepte sa défaite. Cela ne me réjouit pas du tout, mais alors pas du tout. S'il a perdu au bout d'une heure de jeu, c'est que nos adversaires sont des costauds.
Je sors mon mouchoir pour m'éponger le front, ça fume là-dedans. Je reprends ma réflexion courageusement là où je l'avais laissée. Il faut que je me protège sans laisser à mon adversaire le temps de se remettre. Le tic-tac ne bat plus en ma faveur, et c'est pénible. "Beau-Papa" décroise les jambes et s'étire.
Cinq minutes plus tard, j'avais trouvé la solution : il fallait remettre ma dame à l'arrière ! Mais après avoir analysé les plus intéressants développements, je n'étais pas plus serein : il y avait tellement de possibilités ! Je jouai rapidement. J'avais la bouche sèche, et les mains moites.
Je relevai la tête. J'avais oublié que mon adversaire, en face, avait ce visage là. Quand on est concentré, on oublie tout. Ce que j'avais oublié aussi, c'est que le temps de ma réflexion était aussi du temps pour lui. Sans doute était-il parvenu à la même conclusion que moi, car il répondit dans les trente secondes !
Les coups suivants furent éprouvants : j'étais dans d'excellentes dispositions pour mettre sur pied une attaque d'envergure, mais il avait soigneusement pris des précautions de tous côtés pour éviter de perdre la moindre pièce, aménagé un petit roque, libéré les grandes voies de communication, à l'arrière, pour ses tours et sa dame, et verrouillé les diagonales avec ses cavaliers...
Il était onze heures quand je passai aux choses sérieuses. Sur les seize joueurs en compétitions, nous n'étions plus que six encore attablés. La pression augmentait sur mes épaules, au fur et à mesure que la matinée tirait vers sa fin. Plus rien ne pouvait empêcher l'affrontement.
Nous avions fait les échanges : je te pique un pion, tu m'en piques un, je prends ton cheval mais je te laisse mon fou, tu gardes le centre mais je pousse sur l'aile droite... Bref, on se déplumait vaillamment, mais rien n'était joué, quand mon adversaire fit une bévue inqualifiable.
Il y avait eu des mouvements dans la salle. Quelques personnes étaient sorties prendre l'air, d'autres entraient silencieusement. L'entrée du sanctuaire était derrière mon dos, et je ne voyais pas tous les mouvements, mais on sentait bien le changement d'atmosphère.
Avait-il été déconcentré par quelque chose, c'était probable. En tout cas, j'étais tellement surpris que je regardai sur toutes les cases, pour m'assurer que ce n'était pas un piège. Ce n'en était pas un, mais je déchantai rapidement en regardant la pendule : il ne restait que vingt-cinq minutes de jeu. Et j'avais sept minutes de retard !
Je lui piquai sa dame et il en profita pour me libérer d'une tour. Et là, je sus ce qui l'avait déconcentré. Sa fille, ma tendre Sophie, était dans la salle ! Elle nous charmait d'un grand sourire, d'un signe furtif.
Pas idiot, il s'était dit que ce n'était pas pour ses beaux yeux qu'elle était là, car c'était la première fois qu'elle assistait à une compétition où il jouait. Il avait redouté que nous nous connaissions, et le geste qu'elle venait de faire le lui confirma.
Elle était magnifique, dans sa robe à volants, blondinette à souhait, diaphane, discrète, légère dans ses dix-neuf ans comme une plume qui flotte au vent. Parmi cette assemblée d'hommes réfléchis et sérieux, elle apparaissait la jeunesse personnifiée. Par sa seule présence, elle prouvait que jouer aux échecs n'était qu'accessoire et qu'il fallait reléguer cette passion au rang de pis-aller !
La fin de partie fut un véritable cauchemar, pour nous deux. Il était visiblement d'une humeur massacrante, et moi, j'avais du mal à me concentrer. Il jouait très vite, pour augmenter l'écart de temps entre nous. Avec les pièces qui lui restaient, et sa position très repliée, il pouvait faire durer le jeu très longtemps. Il cherchait à répéter trois fois de suite les mêmes mouvements, ce qui lui donnerait la partie nulle. Chaque seconde écoulée lui était favorable.
Il jouait avec des gestes rageurs, incisifs. Quand il me volait un pion, il le gardait en main pour frapper sur le bouton de la pendule, et le bois vernis donnait un son mat, claquant comme un coup de fouet dans le silence pesant.
J'essayais de trouver une brèche dans sa défense, tout en évitant de tourner en rond, car il eut été stupide d'accepter un nul avec mon jeu. Mais son roi était admirablement protégé par quatre fantassins, et surtout par sa dernière tour. Il ne jouait qu'avec le fou, avec une ingéniosité remarquable, calculant plusieurs échanges à l'avance afin de ne pas se laisser enfermer.
J'aurais certainement pu trouver un mat en cinq coups, car j'avais assez de troupes pour cela. Mais il fallait du temps pour réfléchir, et du temps, je n'en avais plus.
Il ne me restait que quatre minutes quand j'entrevis la solution : il fallait que je sacrifie ma Reine !
Je ne pouvais éviter de penser à l'analogie avec la vie concrète. Sophie était là. Si je voulais gagner, il fallait accepter de la perdre. C'était stupide, mais je m'étais convaincu qu'il m'en voulait à mort, qu'il ferait tout pour nous séparer. La confusion mentale me guettait. Prendre une telle décision dans l'urgence me déchirait le coeur. Je savais que l'autre, en face, y penserait. Les joueurs d'échecs développent entre eux une connivence particulière. Les symboles du jeu s'insinuent peu à peu dans leur réalité.
De plus, rien ne prouvait que le sacrifice paierait. Certes, cela permettrait de briser les remparts, de faire cesser le siège, de s'approcher du roi adverse, et sans doute de le contraindre à fuir. Mais avec quelles troupes allais-je le poursuivre ? Il ne me resterait qu'un fou et un cheval pour le forcer à abdiquer. Là aussi, la puissance des symboles nous poursuivait. Nous savions que seule la folie d'un plan insensé pouvait mener à la victoire.
J'étais aussi rouge que mon adversaire était pâle. Il ne restait que notre table en jeu. La plupart des autres joueurs suivaient notre partie, tenus à distance par les arbitres. Au premier rang, debout, Sophie scrutait nos positions.
Je jouai mon va-tout : j'envoyai ma Dame Blanche se briser
tête première contre les remparts adverses, juste au pied du seigneur
des lieux. Je lançai la phrase rituelle, la voix tendue par l'émotion :
- Echec au roi !
La Dame mourut avec un courage majestueux, sans proférer la moindre
plainte. Un soldat tomba, le Roi Noir prit la fuite. Dès lors ce ne
furent que cris d'agonies. Rien ne résista à ma conquête sanglante. Mon
dernier cavalier se déchaînait, forçant Sa Majesté à se terrer en de
nouvelles retraites inconfortables. Mon fou était plus inattendu que
jamais, rapide et mobile comme un nain qui court en tous sens.
Il ne me restait que deux minutes à jouer, et les coups s'échangeaient à la vitesse de l'éclair. Déjà le drapeau s'était levé. Si je n'avais pas gagné avant qu'il ne s'abaisse, tous mes efforts auraient été vains.
J'avais l'oeil rivé sur la pendulette presque autant que sur
l'échiquier. On sentait la tension monter dans la pièce, lourde,
nerveuse, épaisse, puissante. A moins une, je portai le coup de grâce :
- Et mat !
Il se leva aussitôt, me serra la main fortement. Il souriait. Cela me désarçonna. Des applaudissements éclatèrent. Lui aussi frappait des mains. Je compris que je m'étais fait un cinéma pas possible : il ne m'en voulait absolument pas ! Je m'écartai de la table, les jambes engourdies, le mouchoir sur la nuque pour décoller mon polo.
Sophie s'approcha, embrassa son père. J'étais dans un rêve, je ne savais plus quoi faire de mes bras, de mes mains collantes. Ses lèvres se posèrent furtivement sur les miennes, elle nous présenta. Je bégayai misérablement, je me serais presque excusé d'exister tellement j'étais mal à l'aise.
Il fut superbe. Bon, grand, généreux. Se déclara enchanté, ravi, prêt à prendre sa revanche à la maison dès que j'aurais un moment.
Quinze ans passèrent. Eh oui, cela fait maintenant bientôt quinze ans que je joue avec lui de temps en temps ! Il est passé Maître International et professionnel peu de temps après mon mariage avec Sophie. J'ai continué mes études, et mon entraînement est irrégulier, peu acharné : les Echecs me prennent trop la tête !
Inutile de dire que je n'ai plus jamais gagné contre mon beau-père... Nous avons baptisé cette partie mémorable "Le Tournoi des Dames". Lui, en perdant sa Reine, il avait compris qu'il devait laisser partir sa fille. Moi, en prenant sa Dame, j'avais cru perdre ma belle.