Mon ombre et les anges ont une relation particulière, complètement inavouable. Depuis peu, mon ombre est devenue charpentée, le genre balèze, alors que je suis un garçon fort mince. De plus, elle s'enivre à la bière, malgré ma parfaite sobriété. Les anges poussent la forfanterie à se pinter sans vergogne en sa compagnie, se moquant de mes injonctions vigoureuses à faire preuve d'un minimum de sainteté.
J'ai saisi le tribunal administratif de cette affaire peu angélique, mais l'ayant saisi contre son gré, il s'est débattu avec force. Le pourvoi en cassation m'ayant été défavorable, j'ai dû lâcher prise. Et ça n'a pas raté : mon ombre l'a su, et me prend maintenant de haut. Refusant de me suivre à terre, elle me précède sur le plafond... Sa suffisance n'a plus de bornes ! Elle vit sa propre vie, et pour subvenir à ses besoins, joue même les filles de l'air.
Les séraphins ne s'en plaignent guère, appréciant chez elle son opulence, la majesté de sa démarche, son incroyable talent de funambule. Ils recourent à ses services, elle se coule sur leurs corps afin de leur donner un semblant d'apparence. Oserais-je le dire, je connais à présent le sexe des anges ! Il est, croyez-moi fort visible et reconnaissable. Redoutant cette vision, je ne dors plus dans propre ma chambre, et délaisse ma couche.
Las de la voir comploter à mon endroit, las de subir ses manigances facétieuses, j'imaginai moult stratagèmes audacieux et les tint en ma mémoire le temps d'en étudier les avantages. Je ne crois guère à la bonté céleste : les faits ne m'ont-ils pas donné raison ? J'ai donc pris toutes précautions utiles, dont l'acquisition d'un appareil photographique et d'un minibar réfrigéré, ce qui se révélait indispensable.
Disposé en bonne place à côté de mon lit, le réfrigérateur fut garni par mes soins d'un grand choix de bières en provenance de l'étranger. D'Angleterre et d'Écosse je fis venir quelques crus parfumés et fort alcoolisés. De Belgique, j'avais commandé douze flacons - produits par les moines - dont la couleur aux reflets bruns et mordorés causait à l'oeil averti. D'Alsace, un petit producteur m'envoya quelques échantillons, une liqueur blonde et légère, brassée dans la pure tradition française.
D'Allemagne enfin, j'ai reçu deux cartons d'un breuvage millésimé, habituellement destiné aux princes de ce monde, qui m'a coûté pas moins de mille écus. Je repris possession de ma chambre pour dormir, et m'initiai à la dégustation, savourant tour à tour chaque mousse, notant sur un calepin les différences de fabrication et les goûts obtenus. J'avais pris soin de doter mon plafond d'un éclairage fort violent. Si elle me rendait visite, je ne pouvais manquer d'apercevoir mon ombre !
Dès le premier jour, elle vint effectivement me voir, ricanant devant cette subite passion, se moquant de mon inexpérience, raillant mon état dès que la griserie s'emparait de mon esprit. J'avais chaud et transpirais abondamment, mais cela m'était, il faut bien l'avouer, fort agréable. Je n'avais point cependant perdu la tête, et m'endormais avant l'ivresse. Le deuxième soir, je recommençai. Mon ombre tombait dans le panneau : ses propos masquaient bien mal sa jalousie, ses rires sonnaient faux.
Le troisième soir lui fut néfaste. Tout contre moi, cachés sous le drap humide de sueurs, l'appareil photo et moi attendions fébrilement. Quand j'éteins la lumière, après avoir éclusé consciencieusement le contenu de trois chopes, je crus un instant que je ne serais pas capable d'éviter l'engourdissement qui me guettait. Mais ma soif de vengeance fut la plus forte, et vingt minutes plus tard, je décidai de passer à l'action.
Le spectacle qui s'offrit à moi dès que j'actionnai l'interrupteur ne quittera pas de si tôt ma mémoire. Surpris par la violence subite de la lumière, mon ombre et les anges, collés au plafond, ne bougeaient plus une aile. La décence m'interdit de détailler en ces lignes les folles postures ainsi révélées. Comme je m'y attendais, mon ombre et les trois séraphins, pintés comme des matelots, s'adonnaient aux dépravations sexuelles les plus hardies. Le flash les découvrit en pleine effervescence !
Vous l'imaginez sans peine, quand la Sainte Assemblée reçut mes clichés, la colère de Dieu fut terrible. Le gouvernement céleste fut dissolu. Seuls quelques archanges, dont la conduite s'avérait irréprochable, furent épargnés. Mais sans exception, tous les anges et angelots subissent à présent le châtiment divin, qui ne sera levé que lors de la prochaine éternité. Mon ombre ne put sauver sa tête qu'en priant St.Pierre d'être son avocat.
Elle restera mille ans sous terre, afin de veiller, sans y toucher, aux richesses de la caverne d'Ali Baba. Pour elle, c'est un véritable supplice de Tantale. On m'a affecté une jeune ombre, claire et fine, distinguée et qui ne boit que l'eau pure des torrents. Quant aux séraphins, on leur a rogné les ailes. Maintenant, les anges, aussi, voyagent à bicyclette !