Au cours d'une sieste forcée, dont j'avais à l'époque le privilège, je voulus relire un petit livre blanc, volé hier chez le libraire. Hier était un jour peu glorieux : je n'avais plus un sou vaillant. Aujourd'hui allait mieux, j'avais rendu service à la concierge, qui m'avait en retour donné quelques pièces. Elle le savait, je n'avais pour toute fortune que mes piles de livres. Je repris donc ma lecture, mais dès les premiers mots je sentis mon cœur se briser : il manquait des lettres, remplacées par un espace ! Je n'en croyais pas mes yeux. Rien ne restait, de la chaleur des mots doux, de l’âpreté des verbes conjugués, rien ne restait du chant des transitions, du murmure des épithètes. La page n'hébergeait plus que des fragments illisibles, que je ne parvenais pas à déchiffrer.
Les mains fébriles et moites, j’épluchai aussitôt le volume méconnaissable, qui m'avait prodigué tant de merveilles. Curieusement, la couverture s'offrait toujours à mes yeux, crémeuse à souhait, et même le titre restait bien visible.
Le dos plat, sans accroc ni malheureuse écorchure, témoignait de la bonne santé du volume. Sa petitesse, son comportement distingué dans la main du lecteur, son odeur gracieuse - aux relents de muguets laiteux et vierges - témoignaient de l'intégrité de sa personne. Non, je ne rêvais pas, seul son contenu s'échappait, seule sa mémoire défaillait, semblait tout à coup... (Je cherchais le mot juste) ... brumeuse ! Non, volatile convenait mieux !
Tenez, par exemple, en page quarante-cinq, je ne pouvais plus lire le texte à haute voix. Ici manquaient deux lettres, et là trois autres faisaient cruellement défaut. Mais ailleurs, c'était pire, un adjectif entier manquait. Plus loin aussi, en page cent-huit, je me sentis abattu par cette sanglante mutilation. Avec vivacité, je parcourais maintenant la préface, tentant de comprendre le sens de cette hémorragie. Là aussi, à mon grand désespoir, plusieurs mots avaient disparu. Nulle phrase ne pouvait plus prétendre à la vraisemblance. Ce n'étaient que coupes claires et sombres, élagages et abatages. Le blanc gagnait du terrain.
Je commençais à haleter, ne parvenant plus à retrouver mon souffle. Une sourde inquiétude me labourait les côtes. Mon front s'empourprait, et je sentais la moiteur des draps coller sur mes jambes, souiller mon dos, flétrir ma nuque. Mon grand oreiller bleu, pourtant fidèle compagnon de longues aventures, refusait ma compagnie, s'enfuyait de la tête du lit où je l'avais prié de se tenir.
Incapable de me résoudre à l'évidence, je scrutais chaque page avec l'avidité du nouveau-né privé de son biberon.
C'est alors que l'incroyable idée germa dans ma pensée confuse. Je tenais une piste dont il me fallait éprouver la cohérence. Oui, c'était cela, tout au long du recueil, manquaient tous les mots comportant un O. O majuscule, o minuscule, o accentué et même l’o de sobre. Et pour faire bonne mesure, je compris, à force de me creuser la cervelle, que les eaux vives, les hauts sommets s'étaient fait la malle. Les eaux de tout un lac s’étaient envolées du livre ! Par quelle force mystérieuse ?
L'inquiétude me gagnait peu à peu. Je ressentais comme une sorte d'avertissement, de prémonition peu joyeuse, qui me touchait profondément, sans que je ne comprenne pourquoi. J'étais seulement intimement persuadé que cela n'arrivait qu'à moi, et à moi seul. Dès qu'un mot possédait la lettre o, il laissait place à du blanc. Voyez, en page cinquante-deux, comment Enée abandonne Didon, la rendant invisible à mes yeux
Aussi incroyable que cela paraisse, je ne pouvais quitter ma lecture, il me fallait comprendre. J'étais maintenant à la fin de l'ouvrage. C'était, je m'en souvenais, le plus harmonieux passage. Le ton était parfait, endimanché comme je l’aime, paré de tournures habiles. Je me rappelais la césure coquette, les conclusions sveltes et pimpantes qui conviennent au style alerte… Ici, j’avais un autre souci. L’ablation était pléthorique, mais ne provenait plus de l’absence des O. En quelques minutes, je parvins à discerner la cause de la défaillance, commune à toutes les pages de l’opuscule : les L étaient aussi coupables. Tous les mots, et ils étaient nombreux, qui comportaient un L s’en étaient allé, en une longue kyrielle. Fort de mon expérience passée avec les O, je constatai aussitôt que cette absence était d’une implacable régularité..
Las, épuisé, je me levai pour aller me rafraîchir dans la salle d’eau. Mon visage, reflété par un miroir inamical, m’apparut blafard. Hagard, devrais-je dire. Telle une peinture cubiste, mon image portait en elle les germes d’une abstraction maladive. J’avais sous-estimé la puissance des mots. À présent ils me labouraient le visage, et cette conviction surréaliste renforçait le malaise qui s’emparait de moi.
Revenant sur ma couche dévastée, je regardai le livret blanc comme on observe un félin prêt à bondir. Sa sagesse apparente ne m’apaisait nullement. Il gardait encore son secret, mais j’étais prêt : il me fallait affronter l’irréel.
En le saisissant sans agressivité, je croyais que l’ouvrage saurait se montrer raisonnable. Mais rien n’avait de prise sur lui. Sur la page de garde, le titre m’interpella : "La force des elfes". Curieusement, je sentis alors que les elfes étaient responsables de ce qui m’arrivait. Alors, plus calme mais aussi plus intrigué, je repris le cours de mon enquête, lisant page après page, en commençant par le début.
Chapitre 1, les mots qui restaient ne s’inquiétaient pas de l'absence de la lettre V. Tous les mots comportant cette lettre s’étaient déclarés volages. Volatiles ! Chapitre 2, il y avait en plus les mots en O qui posaient problème. Je répétais d’une faible voix V-O, lorsque le secret m’apparut. Limpide. Moral. Juste et Divin. J’étais un malpropre, il me fallait expier. J’avais dérobé le livre chez le libraire, ce n’était que justice s’il me le rappelait maintenant. Chapitre 3, les lettres L courraient ailleurs, et je les imaginais sans peine survoler la crête des EAUX, flirtant avec les AILES des oiseaux, se noyant dans le bonheur que seule la liberté nous offre. VOL, V-O-L, répétaient-elles en chœur. Tu nous as volées chez le libraire !
Calme, presque serein, je sais enfin que faire. Je m’habille sans hâte, et du pas lourd de l’homme repentant, je me rends chez le libraire, mon petit elzévir crème dans une poche, et dans l'autre, ce qui me reste de monnaie. Sans peine, je retrouve la place du livre sur l’étagère. Le libraire vaque à ses occupations. L’âme en paix, je remets le volume à sa place, puis je reviens vers lui. Sans trembler, la voix à peine un peu enrouée, je l’interroge : :
- Avez-vous La force des Elfes en rayon, s’il vous plaît ?
- Oui, certainement, Monsieur, je vais voir...
Le libraire cherche le petit volume, le trouve sans s’étonner, me le donne. Sachant déjà que je ne mangerais que des restes ce soir, je le paye allègrement, heureux et sûr de moi. A peine ai-je quitté l'échoppe que j’ouvre le volume au hasard. Enée a retrouvé Didon. Les v sont sagement revenus, les o ne se noient plus dans l’océan...
Et des ailes me sont poussées dans le dos, qu’aussitôt je teste en un VOL majestueux, le vent séchant mes larmes tendres.