"J'ai perdu pied dans la page", semblait dire la tache d'encre sur le buvard. Elle s'est épandue, épanchée, infusée entre la trame et la scène.
Monsieur Billy parle dans une salle de classe trop neuve, je l'écoute professer fortement, avec cette fièvre amoureuse du croyant qui respire les mots, mais le chant du verbe me pousse vers la poésie des choses, qui elle-même finit par m'emporter dans la tache s'agrandissant dans un coin de l'épaisseur rose pâle. Le buvard devenu son espace de liberté, la tache a cessé d'envahir la blancheur d'une page en espérance de noblesse.
C'était, à l'entrée du cours, une feuille indépendante et vierge. Lisse comme la peau d'un nouveau-né, ouverte à l'empreinte du jeu des mots, persuadée d'un destin hors du commun. Bercée d'illusions de voir glisser sur ses lignes bleu horizon les premières traces d'un avenir littéraire, offerte au talent, elle n'imagine pas un instant finir en pliage rageur, mise au placard à la fin d'un livre, ou froissée en rondeur inégale au fond d'une corbeille.
"... Et pour autant, Camus assume ses multiples contradictions lorsqu'il défend la cause, dans l'extrait que nous venons de lire..."
La voix gronde presque. Le phrasé va et vient, afflue et reflue, parvient à mon cerveau, par vagues entrecoupées d'associations d'idées.
L'Étranger s'est posé sur ma table, assemblage de feuillets modérément épanouis jusqu'au trente-neuvième. Nous en sommes là. Les feuillets suivants se serrent les uns aux autres et l'on ne sait dans cette promiscuité, s'ils implorent qu'on les tourne ou s'ils se protègent de nos regards sombres perçants de clairvoyance ou brouillés d'incompréhension, des soulignages pointus.
"Nous" englobe en réalité à la fois mon imaginaire de l'Étranger, ponctué de distraction, la passion engagée de Laurence, qui l'a terminé depuis longtemps, et les violentes décharges hormonales de Paolo, à ma droite. Il a glissé entre chaque page de son livre une feuille clandestine sur laquelle apparait un personnage patiemment dessiné de ses larges mains. Je tourne parfois la tête dans sa direction, et comme s'il n'attendait que mes pupilles curieuses, le livre s'effeuille en dessin animé. Sous le choc érotique, une suée perle à ma peau.
La tache m'apparaît prise d'une pâleur suspecte, maintenant. Anodine. La regardant à deux fois, enfin, ses bords se révèlent irréguliers. Il est question d'assister à une projection du film de Visconti. Cinéma, Marcello, Générique, Gaumont, Marguerite. A la frange de la tache, apparaissent des pétales en ogives.
Marcello ou Paolo ?