Je me souviens qu’on prend à droite, après la Fabrique. Quelques centaines de mètres plus loin, on tourne à gauche. Sur un panneau miniature à l’entrée du chemin, il est écrit en bleu gendarme sur fond blanc : « Mas Lou Tiau », les tilleuls, en provençal. On cahote en écoutant les herbes hautes essuyer le châssis brûlant de la 403, avant le silence, ponctué des claquements de refroidissement du radiateur qui n’en peut plus, moteur coupé dans la cour ombragée. Dans la grange accolée au mas, une charrette lève les bras vers son ciel de foin tassé sous le couvert des tuiles. Des licous se fossilisent aux murs, des harnais crevassent et dégorgent du crin, des outils meurent, dont je ne dois pas m’approcher. Les outils c’est dangereux. Surtout s’ils sont morts de rouille, m’apprend-on à jouer avec les mots. J’ai bientôt sept ans.
Mon père a les mains dans les poches, il sifflote. Frère et sœurs s’étirent. Ma mère soupire en découvrant la vétusté du mas, poussière, pas d’eau courante, literie sommaire. C’est les vacances. Il suffit de refaire le petit bout de chemin en sens inverse, traverser la nationale de Montélimar à Valréas au croisement, et reprendre la route en impasse, juste en face, pour atteindre La Clarté, monastère aux murs chaulés où ma tante est religieuse. A pied lorsqu’on est en courage. En voiture si le temps presse, qu’il soit d’orage ou d’excursion programmée. J’ai encore sur les lèvres le goût du grand verre de grenadine au sirop d’Aiguebelle, englouti à notre arrivée sous le regard aimant de la vieille Sœur qui boite, dans l’ombre fraîche de l’hôtellerie du Monastère. A côté de moi, ma mère passe la main sur le mobilier verni, en bois de cyprès, dessiné et construit de ses mains par mon oncle, l’anticlérical.
Le corps tout fiévreux des kilomètres avalés depuis la Bourgogne, nous ne pensons pas vacances de pauvres. Nous ne pensons plus. Nous vivons lumière, cigales et vent. Soleil, liberté, oliviers, figues et lavandes. Melons éclatés au bord des champs. Bergerons, dégoulinants de sucre, pêches à la peau percée d'un petit trou de guêpe. Un jour nous marcherons dès l’aube jusqu’à Grignan. « Demain, on ira voir Odette », dit ma mère. « J’irais bien à l’office du soir, tout de même… On verra bien. »
A neuf heures du matin, derrière le mur qui sépare la cour des terres en jachère, ma mère attrape le bras inerte de la pompe, et amorce. J’y suis nue, dans l’auge en pierre déjà chaude, aussi grande qu’une baignoire sabot. Dans mes mains, un gros morceau de savon de Marseille. L’eau bruite, puis jaillit. Je crie.
Tout au bout du champ, une rangée d’arbres suit le cours du Lez. Sous l’œil vigilant des grands, j’ai droit aux baignades. Ici, pas de véritables marmites, mais les flots d'hiver ou d'orage en cascades ont creusé la roche et formé des vasques, des bassins plus ou moins profonds. Pour s’assurer ma prudence et mon obéissance, ma sœur invente une histoire de mouton mort noyé. Un mouton mort d’insouciance, dont le fantôme court d’une berge à l’autre, les nuits de lune rousse, bêlant sans fin. Je pressens le pieux mensonge, mais l’image de la bête innocente disparaissant à jamais dans les tourbillons d’eau sombre s’associe malgré moi à ses bêlements d’effroi. Je me tiens sage.
L’orage menace. Nous rentrons les bras chargés de galets brûlants, d’argile grise odorante, finesse qui perturbe la peau et remue le ventre. D'énormes gouttes s’écrasent dans la poussière de la cour avec un bruit d’insectes fous.
Décembre 2015