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C'était un de ces voyages qui n'en finit pas d'être presque terminé. Le volant me poissait les mains, et la chaleur me fatiguait autant que la conduite. Ma chemisette pissait la sueur dans le dos. Mes yeux ne distinguaient que de l'asphalte gluante, le goudron fondait à chaque virage.

Depuis la Grande Catastrophe, j'avais ressorti du garage ma camionnette dite "de collection". Maintenant, plus personne ne se servait de son véhicule électrique pour se déplacer. Sans le nucléaire et surtout sans les combustibles fossiles, l'électricité était devenue trop chère. Les prix s'envolaient, à cause de la guerre économique entre La Chine et les USA. La vie s'était réorganisée autour des vieux véhicules à essence. Tant qu'il y aurait du pétrole dans les réserves, on pourrait rouler. Cela ne durerait qu'un temps.

Dans cette vallée sans fin, je n'avais droit qu'à de rares lignes droites : celles des tunnels étroits, celles des ponts enjambant des torrents asséchés, celles coupant quelques hameaux poudreux et dépeuplés. Durant quelques secondes, je sentis mes tempes et ma nuque ruisseler.

Jack, me dis-je à voix haute, nous allons faire une petite pause. Et je ralentis pour me garer au début d'un étroit chemin en pente, dont les cailloux roulèrent sous les pneus, me forçant à déraper pour stopper la camionnette.

Je ne voulais pas me l'avouer, mais je redoutais d'aller plus loin. J'avais toujours eu des prémonitions. Et là, je ne me sentais pas tranquille.

Je descendis en laissant la portière ouverte. Quelques pas soulageraient mes muscles tendus. J'enlevai ma chemisette pour la faire sécher, à plat, sur le capot brûlant. Je pouvais à peine marcher tellement j'étais ankylosé.

Il devait être presque 16 heures. Cela signifiait que Saint-Désiré, le prochain village, n'était pas loin. Saint-Désiré serait pire que Malval. Saint-Désiré serait plus désespérant que tout puisque ce serait Malval en moins peuplé... Et à Malval, je n'avais déjà presque rien vendu. Principalement à cause du dépeuplement.

Assez ! me dis-je. Inutile d'y penser. Inutile de penser à tout cela. Pense plutôt à autre chose. Imagine le futur. Imagine un futur aussi heureux que possible. Une grande maison de pierres, dans un parc verdoyant semé de plantes sauvages et fleuries. La tendresse de quelques roses anciennes, les cimes d'un Cèdre bleu du Liban chatouillant les ailes d'un merle rieur. La douce présence d'une nouvelle épouse, calme et réservée. Et quelquefois, le passage d'un écureuil vif et sautillant dans les sombres frondaisons..."

Mais comment en étais-je arrivé là ?

Ma compagne était décédée l'an dernier. Je n'avais plus de nouvelles de mes enfants depuis deux ans. J'étais seul au monde. Nous étions de plus en plus nombreux dans cette situation. Pour éviter la dépression, je devais impérativement penser à autre chose. Imaginer plutôt la saveur d'une tasse de thé, si finement parfumée qu'on a l'impression de déguster un précieux breuvage, à chaque gorgée. Et les petits sablés au beurre, les tranches d'orange sucrée, les cakes s'effritant sur la soucoupe, les myrtilles et les mures glacées, le carré de chocolat noir amer et lisse comme un marbre de Carrare. Regarde, Lisa, comme ce pain aux raisins est bien cuit ! Mais Lisa n'était plus que dans mes rêves, et elle ne serait jamais plus dans mes projets. Il m'était quasi impossible de ne pas revenir à mon chagrin...

il fallait que je reparte. Vendre encore, avant le soir, à l'épicerie de Saint-Désiré. J'y serais dans un quart d'heure. Puis repartir pour Lucanes. Je regardai la carte. Combien de kilomètres séparaient les deux villages ? Soixante quinze. J'en aurais pour une heure. Encore une heure à rouler sous le soleil. Heureusement, la température allait chuter dès le crépuscule. En montagne, la nuit serait glaciale, je pourrais me reposer.

Je cherchai une nouvelle chemisette, dans ma valise, à l'arrière. Celle d'hier était bien défraîchie, mais au moins, elle était sèche. Ne pas arriver trop débraillé. Garder sa dignité. Le cuir fatigué sous mes cuisses, la pédale sous mon pied, le levier du changement de vitesse, m'aidèrent à retrouver mon calme. La paume de ma main s'était creusée pour passer la marche arrière. La fourgonnette s'ébranla en gémissant.

Vingt minutes plus tard, je poussai la porte de l'épicerie Magnart. Tout le monde disait "la veuve Magnart". Bientôt 90 ans et toujours au travail... Le timbre sonna. Des mouches s'envolèrent. La boutique était vide. Il n'y avait presque rien dans les banques réfrigérées. Quelques tomates vertes dans une cagette, sur l'étal, séparaient deux cageots de patates terreuses. Une dizaine de bouteilles d'eau bien en évidence, posées à côté de quelques conserves sur les étagères, et trois méchantes boules de pain rassies vers la balance : c'était tout ! Et cependant, tout était bien rangé, propre, et la pièce avait été repeinte dans des tons clairs et gais. Je n'en croyais pas mes yeux.

En ce qui me concernait, cela s'annonçait mal. Comme d'habitude, depuis deux ans, tout s'annonçait mal. Personne ne s'y faisait vraiment. Dans les villages, la population, ce qu'il en restait, était clouée par l'étonnement. Même la télé s'était tue. Toujours moins de budgets, puis une longue grève, suivie de licenciements massifs, avant fermeture définitive des studios. Qui aurait pu expliquer cette soudaine déchéance ? La crise économique mondiale n'avait épargné aucune nation. Plus rien n'était comme avant.

J'appelai à haute voix. Je n'osais passer la porte de l'arrière boutique. Ma dernière visite remontait à trois semaines, je n'avais pas livré depuis. Je me souvenais qu'il y avait un chien pas commode la dernière fois, qui ne me connaissait pas. Etait-il mort, lui aussi ? Une jeune femme apparut, incroyablement belle. Elle portait un tablier bleu clair. Elle ne me connaissait pas encore. Je me présentai.

Ah, c'est vous "Monsieur Jack" ? La veuve Magnart m'a parlé de vous, avant son départ. Elle a attendu d'avoir ses quatre-ving-dix ans... Sa fille a accepté de la prendre chez elle...

La jeune femme avait le regard fixe, et une voix douce, un peu chantante, très appliquée. Elle me demanda d'où je venais, je lui répondis rapidement.

Rouler par ces chaleurs... commença-t-elle. Vous savez qu'il a fait plus de 45 à l'ombre, vers 15 heures ? Vous risquez un accident... Ce n'est pas raisonnable !

Je demandai des nouvelles du village. Sept décès en quelques jours. Toute la famille du maire y était passé... Le cimetière était plein depuis longtemps. On enterrait les morts derrière la Poste, vers l'ancienne ferme bio. La jeune épicière ne m'acheta rien, ou presque. A part les six paquets de bougie qui me restaient, et une caisse d'eau minérale.
- Je suis désolée, je ne peux rien vous prendre de plus, je n'ai eu que deux clients aujourd'hui....

On ne savait pas comment se propageait le virus. Cette cochonnerie était pire que le Sida. Tout ce qu'on pouvait dire, c'était que certains individus semblaient ne devoir jamais l'attraper. Puis un beau jour, sans cause apparente, ils mouraient tranquillement. En quelques minutes.

Partout dans le monde, tout s'effondrait. En France, depuis l'arrêt de la Centrale Nucléaire Lyon Mégapole, on ne comprenait plus rien. Il y avait d'abord eu une surprenante réaction en chaîne : la fusion du cœur avait créé un séisme le long de la vallée du Rhône. L'évacuation de la population civile des environs s'était soldée par un échec. Puis la Mégapole Marseille-Nice avait été rayée de la carte en quelques heures. Sans liaison apparente, le climat avait commencé à se détraquer, avec des orages très violents, l'été. Une chaleur incroyable, des pluies diluviennes. Les inondations succédaient aux sécheresses. Et des hivers extrèmement rigoureux. Sur toute la terre c'était pareil. Effondrement de l'économie, panique générale. Logiquement, on avait fermé toutes les centrales nucléaires, sans exception. Une majorité d'humains accusait les robots positroniques d'être à l'origine de ces bouleversements. Furieuse, la population avait envahi les usines de production, cassant tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un robot androïde. Mais des rumeurs sans cesse renouvelées affirmaient qu'il en restait assez pour qu'ils se reproduisent en secret. Pour fabriquer d'autres robots androïdes, ils étaient bien plus forts que nous.

Puis le virus 401 avait fait parler de lui. Ils l'avaient appelé 401. Comme quatre fois le Sida plus un facteur inconnu. Un vrai bonheur. Certains disaient qu'il était encore à l'étude, imaginé par des robots positroniques chargés de trouver un remède au Sida. Mais le V401 aurait été "lâché dans la nature" par erreur. Ce n'était pas impossible. Ni improbable.

La jeune femme reprit la parole. Son ton détaché me mettait mal à l'aise.
- Mes grands-parents étaient antinucléaires, comme mes grands-parents étaient anti-robots. Et mes parents leur donnaient raison. Et vous, Monsieur Jack, qu'en dites-vous ?

Je n'osai pas lui dire que mon père était ingénieur informaticien. Tout le monde savait que cela voulait dire qu'il participait - de près ou de loin - à la création de robots humanoides. Je ne lui dirais pas non plus que ma mère avait été chercheuse dans un Laboratoire de Génétique Appliquée... Je ne lui mentirais pas, mais je ne dirais que ce que je voulais. Je n'aime pas les robots mais c'est un sujet trop compliqué pour en discuter comme cela.
- Je suis orphelin depuis lontemps... Ma grand-mère travaillait dans un supermarché, à Valence. C'est elle qui m'a élevé, j'avais dix ans quand mes parents sont morts.

Elle ne me crut sans doute pas. Plus personne ne croyait en rien. Le doute était enraciné en chaque être. Plusieurs milliards d'humains ne sortaient de chez eux qu'avec une arme. La criminalité avait explosé. Le nombre de députés, de maires et de policiers avait chuté.

Je lui dis que mon grand-père avait été Commissaire de Police. Je n'avais pas menti. Il me semblait qu'elle souriait, mais ses yeux me fixaient, immobiles.
- Vous allez où, maintenant ? me demanda-telle en me payant ce qu'elle me devait. En me dirigeant vers la porte, je lui expliquai la nécessité d'aller à Lucanes si je voulais gagner quelque argent.
- N'y allez pas ! me dit-elle. Vous perdrez votre temps. Tout le monde est mort, là-bas, depuis dimanche. Sa voix n'exprima aucun regret.
- Une amie avait fait le voyage... reprit-elle. Histoire d'échanger ses légumes contre un peu de farine... Elle en est revenue toute déboussolée. Je ne sais pas ce qu'elle a vu, car depuis, elle ne parle plus du tout...

La jeune femme se détourna pour aligner méthodiquement des boites de conserve qui n'en avaient nul besoin. Et là aussi, son regard continua à me fixer, sans jamais regarder ses mains. Cette capacité à ne pas regarder ce que ses mains faisaient produisit un message d'alerte dans mon inconscient. Je n'en saisis pas le sens immédiatement, mais je sus aussitôt qu'il fallait fuir.

Le plus calmement possible, je serrai mon trousseau de clés dans ma poche, et y laissai ma main afin qu'on ne vît pas qu'elle tremblait. Je pris congé d'une voix peu assurée. Afin de couper court à la conversation, j'affirmai que je la reverrais demain, que j'allais passer la nuit au village. Je montai dans ma gimbarde la nuque raide. Et en roulant lentement, je sus ce qui me gênait. Je blêmis. Ma poitrine se souleva pour prendre une grande goulée d'air. Je savais ce qui me restait à faire, et comment y parvenir.

Je garai l'estafette à l'ombre, derrière l'église. Le démonte-pneu était à sa place, sous le capot avant. Maintenant, il pesait à mon bras, mais revenir à pied ne me prit qu'une minute. En pénétrant dans la maison par l'arrière, je fis attention à faire le moins de bruit possible. Je n'avais pas peur. Ma concentration était intense. Tout mon corps était aux aguets. J'avais de la chance : la porte de la cuisine était ouverte. En entrant dans la pièce, je vis tout de suite la jeune épicière de dos, assise devant une table, en train d'écrire.

Avait-elle entendu, au dernier moment, une présence ? Je ne le savais pas. Mais elle retourna son visage vers moi juste avant que le démonte-pneu ne l'atteigne. Elle avait eu le temps de me voir et de comprendre mes desseins, mais son regard resta figé.

Le coup fit un bruit mat en s'enfonçant sur sa nuque. Ce fut plus simple que je ne l'avais imaginé, un seul geste suffit. Son buste s'affaissa sur la table, la tête heurtant la table sur le front. Alors, sous la peau de la nuque, je vis une sorte de chair qui n'avait rien de biologique. Cela me confirma ce que je savais déjà. J'avais devant moi un robot. Relégué sur un coin de table, l'ordinateur devait être irréparable. Je regardai le livre de comptes que l'épicière remplissait lorsque je l'avais surprise. Son stylo gisait à terre, à côté de sa main. Mais sur le livre, bien que l'écriture soit manuscrite, la régularité du texte était telle qu'elle ne laissait aucune place au doute.

Je retournai dans l'épicerie. Sur les rayons, les boites de conserve alignées étaient séparées chacune l'une de l'autre de quelques millimètres, exactement à la même distance ! Seul un robot pouvait faire cela en regardant ailleurs.

Je m'effondrai sur un siège, épuisé. Je venais de constater quelque chose dont tout le monde parlait, mais que je me refusais encore à croire : non seulement les robots savaient mentir, mais surtout, ils pouvaient prendre la place des hommes sans leur autorisation !

À cet instant précis, j'entendis la porte du magasin s'ouvrir.

Cette familiarité me parut déplacée. J'étais sous le choc, et c'est comme dans un rêve que je me retournai pour accueillir le nouveau venu, un jeune homme, plus grand que moi, très mal habillé. Je me plaçai derrière la banque, comme si j'avais été le nouvel épicier, sans réaliser vraiment la portée de mes actes. Je pris conscience que je ne pouvais parler de ce qui s'était passé. Je restai muet.

Où est Léa ? demanda-t-il simplement. Il était vraiment de grande taille, très bien proportionné. Un bel homme. Trop bel homme. Trop mal habillé. J'avais pâli, et je ne comprenais pas ma réaction.

il avança vers la porte de communication. Juste un peu raide. Alors je compris que c'était, lui aussi, un robot humanoïde. Positronique, évidemment. Mais je ne fis rien pour l'empêcher d'entrer. Il connaissait les lieux. Je le suivis dans la cuisine. À la vue du corps inanimé de la jeune épicière, il ne fit pas un geste, mais se retourna lentement. Et, pour la première fois de ma vie, je crus lire des sentiments humains dans les yeux d'une machine. Il articula d'une voix impeccable :
- Pourquoi l'avez-vous tuée ? Vous, les hommes, ne serez donc jamais que des meurtriers ? Ne voyez-vous pas que nous sommes sur terre POUR VOUS AIDER ?

Je ne sus que répondre. Le pire, c'était que nous, les hommes, lui avions appris à en être convaincu. Nous aider, certes, mais aussi prendre nos emplois. Tous nos emplois, sans aucune exception. Gratuitement. Les robots ne mangent pas. Ne boivent pas d'eau. Ne respirent pas. Ils fabriquent leurs propres batteries électriques ultra perfectionnées. Et ils se reproduisent. Dans leurs propres usines, qu'ils ont eux-mêmes construites. Certes, les humains les ont officiellement toutes détruites. Enfin, presque toutes. Le problème, c'est que les robots sont plus intelligents que les humains. Beaucoup plus. Déjà, en 2020, Samsung utilisait le terme "Artificial human". Cela aurait dû nous alerter...

Le robot quitta la cuisine et parti par la porte de l'épicerie. Il n'était pas programmé pour être violent. Pas de cette façon, en tout cas...

il n'y a plus de milliardaires sur terre. On sait qu'ils vivent tous sur Titan, un anneau de Saturne. Certains d'entre eux vivent sans corps humains. Mais il n'y a aucun robot sur Titan. Les humains savent que d’ici 100 millions d’années, les anneaux de Saturne se désintègreront. Cela laisse du temps aux humains. Assez de temps pour aller voir ailleurs, une fois que Titan sera devenue inhabitable, elle aussi, comme la terre. Pour certains humains, saccager une planète n'est pas un crime.

Un cerveau positronique est un appareil technologique fictif, conçu à l’origine par l’auteur de science-fiction Isaac Asimov. Il tient le rôle d’unité centrale pour les robots, et, sans plus de précision, leur fournit une forme de conscience reconnaissable comme telle par les humains. Lorsque Asimov écrivit sa première histoire de robot en 1939-1940, la particule positron venait d’être découverte, et le néologisme « positronique », alors forgé par Asimov dans la nouvelle « Menteur ! », fut couronné de succès, grâce à la contemporanéité du terme et au lustre d'une « science » vulgarisée qu'il apportait à ce concept de cerveau
https://fr.wikipedia.org/wiki/Cerveau_positronique

 

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